Joël Taxi, le chauffeur de la N-VA

Quand Bart De Wever se déguise en panda, Joël Njengo enfile le même costume. Quand Jan Jambon doit se rendre sur les lieux des attentats, il prend le volant. Ce Camerounais de naissance conduit les états-majors de la N-VA depuis ses 23 ans. Sur fond de musique classique ou de rap, au rythme d’un 50 Cent des premiers jours. Avant de devenir chauffeur, Joël plantait des fraises, vendait des jeans, gardait les buts de l’Antwerp ou séjournait à Kaboul en tant que para-commando. Et il ne compte pas rendre sa feuille de route de si tôt. Itinéraire cabossé d’un enfant du siècle.

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C’est un plongeon timide dans l’inconnu. Les plus courageux s’aventurent tête baissée, les autres choisissent la pointe des pieds. Tradition oblige, le bourgmestre d’Anvers se jette dans l’eau glacée. En cette nouvelle année 2014, Bart De Wever participe à son deuxième Ijsberen au Boekenbergpark de Deurne. Mais si le patron de la N-VA fait le show, en câlinant l’ours polaire qui sert de mascotte, c’est l’imposante silhouette de son acolyte qui marque les esprits. Caleçon moulant et tatouage sur le cœur, Joël Njengo claque une brasse puis sort de la piscine avec une grâce digne de Halle Berry dans Meurs un autre jour. La Flandre découvre un chauffeur au pedigree inattendu, qui s’apprête à fêter son premier anniversaire sous les ordres de De Wever. Une révélation, face caméra.

« Bart me lançait souvent des défis, rembobine le natif de Yaoundé, au Cameroun. En tant que para-commando, j’ai déjà sauté d’un avion, donc me jeter dans l’eau à moins trois degrés, ça ne me fait pas peur. Mais ce que je n’aimais pas, c’était l’attention des médias derrière ça. Moi, tout ce que je voulais, c’était faire mon travail sans être exposé. » Raté. Cette sortie provoque l’effet inverse. « Les gens se sont vraiment rendu compte de son existence ce jour-là. On a commencé à s’intéresser à lui à cause de sa carrure. Il a un gabarit assez imposant, surtout à côté de De Wever », note Michaël Sterk. « Mike », diamantaire dans le civil, est son aîné de huit ans. Il le prend sous son aile à l’adolescence, à Luchtbal, quartier au nord d’Anvers. Début 2013, alors qu’il rentre d’un check-up de routine avant une opération, Joël Njengo reçoit un coup de fil. Numéro inconnu. Il laisse la messagerie faire le job. Ce qui suit le bip change le cours de sa vie. Bart De Wever vient de s’asseoir dans le fauteuil de bourgmestre de la métropole portuaire et cherche un chauffeur. Martine Vrints, conseillère communale N-VA proche de la famille Njengo, souffle son nom. « C’était important d’avoir quelqu’un de fiable sur qui on peut compter. Si on demande quelque chose à Joël, il va le faire. Je peux lui laisser tout mon argent et les clés de ma maison parce que je sais qu’il est intègre. Il pouvait alors très bien se retrouver dans la voiture avec Bart De Wever, entendre certaines conversations et ne rien répéter. » Selon Martine, le parti ne le recrute pas pour sa carrure et son potentiel de garde du corps. Pour Jan Jambon, qui devient son chef en novembre 2014, « c’est un atout. Mais jusqu’ici, il n’a jamais eu à l’utiliser et j’espère que ça restera comme ça».

Olivier Papegnies/ Collectif Huma

L’Anversois rit, prend dix minutes de son agenda de ministre de l’Intérieur pour discuter de son protégé, celui qu’il surnomme
affectueusement « Joëlski » comme on tapote la tête d’un petit-fils dévoué. « Une relation entre un chauffeur et son patron doit être une relation de confiance. C’est certainement le cas avec Joël. Il est très ponctuel, il a un excellent sens de l’orientation et il sait garder un secret. C’est un homme de qualité. » En ce mardi de septembre, Joël Njengo nous accueille naturellement au no 2 de la rue de la Loi. Dans cette salle où les dorures ornent de grandes portes pâles, il a trois heures à tuer avant que Jan Jambon ne réapparaisse. Il en passe une bonne moitié à ne pas parler de lui, mais de son petit frère, Léopold, footballeur aux rêves professionnels. L’autre moitié avance à tâtons. « Je me suis toujours intéressé à la politique », assure-t-il. Tant mieux: depuis presque cinq ans, il avale les kilomètres dans les coulisses du pouvoir, les vraies. « Dans ma jeunesse, j’ai toujours vu le mouvement nationaliste comme un mouvement raciste. Maintenant que je suis un petit peu impliqué dans le parti, je me rends compte que ça n’a rien à voir. Les gens ont une certaine fierté vis-à-vis de leur culture, mais il n’y a rien de mal là-dedans. Si Bart était raciste, je n’aurais jamais travaillé pour lui. Moi, je viens du quartier, je viens de la rue. » Fruit de l’union d’un père bamiléké et d’une mère yambassa, Joël Njengo n’a jamais refoulé la terre qui le voit verser sa première larme. Très tôt, son père rejoint la France, avant de rallier Anvers, seulement muni de ses «mains d’or » de carrossier. Joël le rejoint avec sa mère, à trois printemps. À nouveau réunis, ses parents le placent à l’internat, où il se fond dans la culture locale, quitte à se sentir « un peu des deux », moitié-moitié. Camerounais et Flamand. À onze ans, il obtient sa première promotion. Son père divorce, le laisse réconforter sa mère et s’occuper son petit frère Léopold. Il devient l’homme de la maison. « Pour nous, il n’est pas venu du Cameroun, il est venu de sa mère », philosophe Martine Vrints, dont le fils joue alors au foot avec Léopold Njengo, à Beveren. « Joël s’est fait quasiment tout seul. Son père est parti assez tôt et il a commencé à se responsabiliser à ce moment-là. Même si pendant un temps, il ne s’est investi que dans le football, il a très vite compris qu’il fallait prendre des décisions. » Il faut dire que le gamin est doué. De treize à seize ans, il s’installe dans les cages de l’Antwerp, file une saison au RWDM et intègre en parallèle les sélections des jeunes Lions indomptables du Cameroun. Son passage au Great Old, son club de cœur, lui vaut de belles prises de bec avec Jan Jambon, qui ne roule jamais sans son écharpe du Beerschot. « J’ai essayé de m’en débarrasser plusieurs fois de celle-là, je n’ai pas encore réussi », se marre Njengo. Mais la réalité du terrain lui rappelle qu’il faut d’abord enfiler le bleu de
chauffe avant les gants. Pour aider sa mère, il distribue des flyers ou plante des fraises, à Loenhout. Réveil à cinq heures, bus à six, début à sept. Joël a quinze piges et courbe le dos pour trente-cinq balles la journée. Deux ans plus tard, il quitte l’école et bombarde le Meir de  CV. Deux magasins lui ouvrent leurs stores, Jack & Jones et Replay. Il vend des jeans, travaille entre vingt-cinq et trente heures semaine, en profite pour être barman à côté. La machine s’enclenche, la vie bat son plein. Sa copine de l’époque tombe enceinte. Problème, il n’a ni diplôme, ni situation stable et vient de souffler sur ses dix-neuf bougies. « Un jour, j’étais déprimé, assis dans ce magasin, chez Replay. Avec tout le respect que j’ai pour les gens qui y travaillent, je ne voulais pas y rester toute ma vie, je ne voulais pas qu’elle ressemble à ça. Là, je pense à ce pote avec qui je bossais chez Pizza Hut et qui faisait criminologie. Et puis, je me mets à penser au film S.W.A.T.» Logique.

Le blockbuster retrace le quotidien explosif d’une unité d’élite de la police américaine, à Los Angeles. Pour concrétiser son déclic cinéphile, Joël Njengo suit une formation de para-commando. Il termine les tests en rampant, littéralement, sur la colline du Golgotha à Marche-les-Dames. De retour dans sa tente, il craque, sanglote sa réussite entre joie, peine et crampes. « Au début, je n’étais pas trop content. C’est quelqu’un de très intelligent et je n’étais pas sûr qu’il allait maximiser tout son potentiel dans l’armée. Mais j’ai vu que ça lui plaisait vraiment. Finalement, ça lui a appris une discipline et pas mal de choses qu’il utilise aujourd’hui dans sa carrière », souligne son pote Mike. Caserné à Tielen pour trois ans, Joël rallie la 17e compagnie, où il est le seul soldat de couleur. Il fait connaissance avec un racisme pur et dur. Pendant une marche, alors qu’il veut s’arrêter pour faire son lacet, il demande à un camarade de prendre son sac. La réponse fuse: « Je ne suis pas ton nègre. » Joël reste de marbre. « Les gens ont déjà leurs préjugés sur les Blacks ou les étrangers. En réagissant par l’agressivité, tu vas confirmer leurs clichés. La violence n’est pas toujours la meilleure réponse. Même si c’est vrai que, des fois, c’est trop. » Comme celle-ci, à Kaboul. En juin 2011, quelques mois après son arrivée dans l’unité, il se retrouve déjà à défendre l’aéroport de la capitale afghane. L’opération est classique. L’un de ses camarades lui demande de quitter sa position. Il refuse, le ton monte. C’est la goutte d’eau: « Toi, sale nègre, il faut que t’apprennes à écouter. » Joël rétorque par un coup de boule. Sauf que le camarade en question est un ancien de la maison. « Il y a un groupe qui s’est formé, sans moi. Certaines personnes ne voulaient pas se retrouver isolées donc elles m’évitaient. J’étais un peu dans mon coin. C’était difficile », soufflet-il, les yeux subitement embués, tandis que la pièce s’assombrit.

Seul, loin de ses proches, il rencontre le doute, côtoie des idées noires. Il rentre finalement avec sa compagnie après quatre mois et demi d’intervention. Joël Njengo ne tient pas rancune à l’armée, au contraire. C’était une étape nécessaire. Il milite désormais en faveur du retour du service militaire chez les jeunes, pour « leur remettre un peu les idées au clair ». Le ministre de l’Intérieur s’intéresse même à son vécu, le temps de trajets d’Arlon à Ostende. « Sur certaines questions, c’est bien d’avoir une opinion supplémentaire, donc je vais parfois tester des idées auprès de lui, glisse Jan Jambon. Par exemple, Joël a des origines africaines et il connaît le racisme ou la politique de l’immigration. Je peux lui demander son avis sur ces sujets-là. » Joël Njengo a peut-être plus d’influence qu’il ne le croit. Au volant des voitures de Bart De Wever et Jan Jambon, il découvre deux hommes différents. Avec le premier, il partage une passion commune, l’Histoire, celle avec un grand « H ». Celle dépeinte dans ce livre sur Auguste, l’empereur romain, qui traîne toujours dans le coffre du véhicule du bourgmestre. Njengo se met à le dévorer. « J’ai demandé à Bart si Auguste l’inspirait. Il m’a répondu qu’il préférait Cicéron, un homme qui avait le sens du devoir. Une fois accomplies ses missions, il rentrait chez lui. Il ne restait pas pour profiter de la gloire de Rome. Bart est pareil. »

Dimanche 25 mai 2014, dans la foulée du succès de la N-VA aux élections fédérales, De Wever s’attèle à une première tâche essentielle. Au soir de sa victoire, il sort ses poubelles. « Dans la voiture, c’était calme. Je m’attendais à ce qu’il profite du moment pour vraiment fêter ça, pour se relâcher. Non, il s’est mis directement au travail. » Jan Jambon se veut peut-être plus chaleureux. Mais le 22 mars 2016, Joël le conduit vers une tout autre ambiance. Direction Zaventem et Maelbeek. « Quand tu arrives, tu sens encore l’odeur des explosions. Jan n’est pas quelqu’un qui montre ses émotions en public. Mais une fois dans la voiture, il regardait dehors, les yeux levés vers le ciel. J’ai vu une personne meurtrie. » Avec le ministre de l’Intérieur, il apprend à apprécier la musique classique, l’opéra, la Lettre à Élise de Beethoven, Andrea Bocelli ou le O Fortuna des cantates de Carl Orff. Mais Joël Njengo, fan du rappeur new-yorkais 50 Cent et de son Get Rich or Die Tryin’, développe surtout une affection particulière pour Bart De Wever. « Je n’ai pas eu cette image du papa à la maison, qui me montre comment être un homme. Bart avait ce rôle-là. Pour moi, il est comme un deuxième père, le lien était très, très fort. La première fois que je l’ai vu, j’avais l’impression qu’il concentrait l’énergie de mille personnes…» Un lien si puissant qu’il l’amène à se déguiser pour la cause. Début 2014, sur le tarmac de Zaventem, le Premier ministre Elio Di Rupo accueille deux pandas géants venus de Chine, prêtés pour dix ans au parc animalier de Pairi Daiza, dans le Hainaut. La N-VA rit jaune, hurle au scandale et Bart De Wever organise la réplique. En prime-time sur VTM, pour distribuer les « étoiles » de la télé flamande, il décide de se pointer en costume d’ursidé. Il embarque évidemment Joël Njengo dans sa galère.

Olivier Papegnies/ Collectif Huma

« Je ne voulais pas le faire mais j’ai fini par accepter. Le problème, c’est qu’il y avait deux lignes blanches et qu’on devait suivre celle qui était la plus à gauche…» Bart De Wever se trompe et chute du podium. Njengo le relève, l’accompagne puis éclate de rire. Le public embraye quand il découvre qui se cache derrière ce panda maladroit. Les deux Anversois, l’un de naissance, à Mortsel, l’autre d’adoption, se rapprochent. Ensemble, ils se mettent au jogging, participent aux 10 miles d’Anvers ou assistent à des matches de basket, en famille.

Les élections de 2014 interviennent comme une petite rupture. « Je m’attendais à ce que Bart devienne Premier ministre. Pour moi, c’était l’opportunité de rencontrer de nouvelles personnes. J’étais un peu déçu, je voulais évoluer au niveau fédéral. Bart l’a ressenti et m’a proposé de travailler pour le ministre de l’Intérieur, Jan Jambon, ou pour le ministre des Finances, Johan Van Overtveldt. » Joël refuse, cogite et finit par accepter le challenge Jambon. Aujourd’hui, il voit encore plus loin. « On est dans une Belgique, dans une Flandre qui évoluent. Il y a beaucoup de diversité. Tout le monde n’est pas représenté dans notre gouvernement. Chaque communauté a besoin de son exemple. Si on me propose un poste plus important dans le parti, ce sera un honneur de l’accepter », confesse-t-il, mentionnant les exemples de Zuhal Demir, Nabilla Ait Daoud et Nadia Sminate, trois filles d’immigrés devenues des figures en vue de la N-VA. Jan Jambon converge: « Je suis convaincu que Joël ne restera pas un simple chauffeur. » —

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