Bart De Wever: « De César, je suis devenu Auguste »

On connaît la passion de Bart De Wever pour l’histoire romaine. Le bourgmestre d’Anvers, qui est aussi aux yeux de certains le véritable Premier ministre du pays, se rêve-t-il pour autant en nouveau Jules César ? Non. S’il devait vraiment y avoir comparaison, il serait plutôt un mélange contemporain d’Auguste, l’instigateur de la Pax Romana, et de Cicéron, qui utilisait des moyens de propagande très modernes pour diffuser son discours. Une vision de l’histoire qui n’est pas sans ambiguïté – une ambiguïté qu’admet et même revendique le président de la N-VA, qui envoie au passage quelques piques à ses ennemis politiques actuels. Normal, quid expectatis ?: vous vous attendiez à quoi ?

[:fr]On dirait la chambre d’un adolescent qui, pour se protéger de l’incertitude du monde, s’est construit un univers réconfortant, un cocon peuplé de divinités protectrices et de héros grandioses. Pour habiller son bureau, le bourgmestre d’Anvers n’a eu besoin d’aucun guide de décoration intérieure. Les murs, les appuis de fenêtre, la table, les planches de la bibliothèque…

La pièce entière a été ornée d’une multitude de petits objets qui, tous, évoquent un même monde enchanteur – en tout cas pour le maître des lieux : celui de la Rome conquérante des premiers siècles de notre ère. Ici, un glaive au tranchant intact. Là, d’authentiques pièces de monnaie romaines. Plusieurs livres sont mis en exposition. La plupart arborent sur leur couverture le visage impavide du dénommé Octave, fils adoptif de Jules César, devenu le premier empereur de Rome sous le nom d’Auguste.

Une source d’inspiration? De réflexion, en tout cas. À rebours des responsables politiques contemporains, qui gouvernent en managers fébriles et amnésiques, Bart De Wever conçoit pour l’histoire une passion presque obsessionnelle, brandissant les philosophes antiques pour servir ses projets actuels, dans une ambiguïté qui fait frémir ses  opposants. En 1999, la Volksunie était l’expression moribonde du nationalisme flamand. Sur les cendres de cette dernière, la N-VA s’est constituée. Premier bilan: un siège sur cent cinquante à la Chambre, après les élections de 2003. Quinze ans plus tard, la N-VA est le premier parti d’Anvers, de Flandre et de Belgique. La plus fulgurante success story de l’après-guerre.

Son maître d’œuvre ne s’en contente pas. En décembre dernier, un vote organisé par le quotidien De Morgen auprès d’une centaine de personnalités en vue a fait de Bart De Wever «l’intellectuel le plus influent de Flandre ». De fait, le président de la N-VA n’entend pas seulement diriger des parlements, il veut aussi orienter les consciences.

Tribune après tribune, il agite le spectre d’une civilisation européenne qui vacille, en proie à des dangers multiples. Le 26 juin 2016, lorsqu’il apprend qu’un directeur d’usine a été décapité à Grenoble par un assaillant islamiste, c’est en latin que ses mots jaillissent spontanément. « Hannibal ad portas », écrit-il sur Twitter. Hannibal à nos portes. Hannibal, ennemi irréductible de Rome, conquistador avant la lettre, chef militaire d’une civilisation carthaginoise érigée au cœur de l’actuelle Tunisie.

Bart De Wever est un inquiet. Est-ce pour cette raison qu’il ne sourit jamais en public ? Ni sur ses affiches électorales, ni les soirs de meeting, ni à l’arrivée des marathons qu’il dispute régulièrement, ni quand il reçoit Wilfried pour un entretien d’une longueur exceptionnelle. L’agenda du bourgmestre avait prévu une heure. La rencontre s’étalera sur deux heures trente. Sans jamais esquisser un sourire, mais en parsemant ses propos d’une ironie constante, dont on ne sait s’il faut l’interpréter comme un clin d’œil malicieux à son interlocuteur, une marque d’autosatisfaction ou autre chose encore.

C’est sur ce même mode flottant que Bart De Wever s’adressait à Elio Di Rupo lors des négociations gouvernementales de l’été 2010. En marge de pourparlers tendus, le nationaliste flamand tentait parfois de distraire son adversaire socialiste en lui contant des historiettes vieilles de deux mille ans. Un jour, il lui a décrit avec un luxe de détails le sort des condamnés à mort précipités dans le Tibre. « J’ai bien compris qu’en me proposant cette leçon d’histoire romaine, il me transmettait un message subliminal. C’était un peu: attention à ce qu’il peut t’arriver », confiera par la suite Elio Di Rupo.

Quatorze ans après son arrivée à la tête de la N-VA, cinq ans après son installation au mayorat d’Anvers, l’ex-chercheur de l’université de Louvain en a-t-il perdu son latin? « Je l’avais appris à l’école, mais ça s’éloigne de plus en plus, se désole-t-il. Heureusement, comme mes enfants l’apprennent, je m’y remets avec eux chaque dimanche. Je peux à nouveau lire couramment en latin. Le plus difficile, c’est la multitude des temps: futur plus-que-parfait, subjonctif, prétérit… Mes enfants trouvent que c’est dur. Mais si j’y suis arrivé, eux le peuvent aussi. »

— Adolescent, quand vos camarades d’école s’enflammaient pour The Cure, Madonna, Éric Gerets ou Paolo Maldini, vous préfériez admirer Jules César. Pourquoi cette passion?
C’est d’abord une passion familiale. Mon père était cheminot, c’était un homme simple, avec un engouement pour l’histoire en général, pas seulement l’Antiquité. Il m’a envoyé dans un collège où j’ai étudié le latin et le grec, ce qui a éveillé un grand intérêt en moi. Dès l’âge de 12 ans, j’ai commencé à dévorer les livres sur l’armée romaine. J’étais fasciné par Jules César, le premier à avoir débarqué en Angleterre, le premier à avoir construit un pont sur le Rhin.

C’est un personnage très inspirant pour un adolescent, quand on rêve encore de bouleverser le monde. Ensuite, j’ai étudié l’histoire à l’université, mais bizarrement, j’ai choisi de me spécialiser en histoire contemporaine, et non en histoire de l’Antiquité. Il faut dire que la deuxième passion familiale, après l’histoire, c’était la politique. En optant pour la filière contemporaine, j’ai en quelque sorte choisi la deuxième passion plutôt que la première.

— Vous avez parfois regretté de ne pas avoir étudié à fond l’histoire de Rome?
Oui, parfois. Cela dit, c’est toujours resté un hobby. C’est un peu ironique mais je pense que j’ai lu beaucoup plus sur ce sujet-là que sur n’importe quel autre. Chez moi, à la maison, j’ai une bibliothèque entièrement remplie de livres sur l’histoire romaine, que j’ai tous lus. Et, dans une autre pièce, j’ai encore une pile d’au moins vingt livres que je voudrais lire au plus vite. C’est ma grande frustration actuelle: je n’ai plus le temps.

Cet intérêt pour l’histoire romaine, cependant, a évolué au cours de ma vie. Au début, il se focalisait sur l’armée, les conquêtes, les batailles. Par la suite, je me suis plutôt intéressé à la pensée politique des Romains, leur façon de gérer la globalisation, car ils connaissaient une globalisation avant la lettre, ainsi qu’une unification de l’Europe. Cette évolution explique pourquoi mon intérêt pour Jules César s’est déplacé vers son fils adoptif Auguste, qui était un personnage différent. César est mort assassiné, Auguste est mort dans son lit, c’est quand même une différence importante, n’est-ce pas? Je considère Auguste comme le père de notre civilisation.

— Pourquoi?
Auguste est resté au pouvoir pendant quatre décennies, de 27 avant Jésus-Christ à 14 après Jésus-Christ, et il a stabilisé un nouveau régime. Avant lui, la République était malade, elle avait connu trois guerres civiles, les institutions vacillaient. Cela aurait pu facilement annihiler tout ce que les Romains avaient réussi jusque-là. Si cet effondrement ne s’est pas produit, c’est grâce à Auguste.

Il a impulsé un nouveau système de gouvernance qui a tenu bon jusqu’à la Révolution française. On pourrait s’adonner à l’analyse contre-factuelle: si César n’avait pas été assassiné, que serait-il advenu? Tout aurait été différent, sans doute. À Rome, les dirigeants politiques se classaient en populares et en optimates. Les premiers cherchaient à légitimer leur pouvoir auprès
du peuple, auprès des plébéiens; les seconds voulaient maintenir les privilèges de l’ancienne élite patricienne. César appartenait clairement aux populares.

Et donc, on peut s’interroger: qu’aurait fait César? La vérité, je pense, c’est que César n’avait pas de grand plan. C’était d’abord un homme de spectacle. Sa méthode, c’était la même que celle de l’ancien Premier ministre Achille Van Acker: j’agis, puis je réfléchis. Auguste, au contraire, a beaucoup réfléchi. Comment consolider le nouveau régime? Comment être le seul chef, tout en incitant un maximum de personnes à soutenir le système?

— Le mérite d’Auguste, à vos yeux, c’est d’abord d’avoir assuré cette stabilité?
Rendez-vous compte : la Pax Romana, qu’Auguste a inaugurée, ce sont presque cinq cents ans de prospérité et de tranquillité en Europe. Moi, je ne suis pas sûr que l’Union européenne va connaître cinq cents ans de tranquillité. Et l’unité de l’Europe était plus profonde à son époque qu’à la nôtre. Les Européens possédaient alors une lingua franca et un leadership unifié, autant d’éléments dont manque l’Europe actuelle. À la place, nous avons Jean-Claude Juncker, un Luxembourgeois, qui fait semblant qu’il est le boss de l’Europe.

C’est un peu ridicule. Je ne connais personne qui a voté pour lui, ni qui a peur de lui. Dans la démocratie moderne, Juncker est loin d’être un Auguste. À l’inverse, à l’époque romaine, il y avait une culture qui inspirait tous les habitants du continent: les thermes, par exemple. Boris Johnson, l’ancien maire de Londres, auteur de plusieurs livres sur l’histoire antique, remarque même que les Romains possédaient l’unité de la sauce.

Partout où les Romains arrivaient, on assaisonnait ses plats avec le garum. Et comme le dit Boris Johnson, en Europe, on n’a même pas l’unité de la sauce. Les Flamands et les Wallons mettent de la mayonnaise sur les frites, ce qui fait de nous des barbares aux yeux des Français.

« Il est dommage qu’on ait divisé les Pays-Bas du Nord et du Sud. On aurait pu être un des plus grands pays, une des plus grandes économies d’Europe. »

— De nos jours, il n’y a plus de thermes ni de garum, mais on trouve des Starbucks d’un bout à l’autre de l’Europe.
Oui, c’est vrai. Mais si vous voyez ça comme le début d’une unification européenne… Allez, sans rire, ces errements nous coûtent cher. Tant qu’on n’aura pas de lingua franca, ni de culture transversale, ni de renforcement du leadership, on n’aura pas d’unification européenne. Le plus sidérant, c’est qu’on ne voit même pas, aujourd’hui, le début de cette unification-là.

— Considérez-vous que la langue latine jouait un rôle essentiel pour cimenter l’identité romaine?
En Occident, oui. En Orient, on parlait le grec. Et tout Romain cultivé parlait également le grec. Un peu comme un Flamand, jusqu’à la génération de mes parents, parlait le français aussi. Moi, je me débrouille, mais ma grand-mère pouvait encore réfléchir en français. Pour les Romains, le grec était un peu la langue de la culture. Les Romains étaient très ambigus.

On peut apprendre beaucoup de l’ambiguïté de l’homme quand on étudie les Romains. Auguste, par exemple, vivait de façon simple en apparence. Sa maison sur le Palatin était très modeste. Cela ne l’empêchait pas de posséder des villas sur les îles, où il organisait des fêtes débauchées. Mais à Rome, il prônait une offensive éthique et il vantait le mos maiorum, les valeurs traditionnelles des anciens.

C’est la raison pour laquelle il a adopté des lois contre l’adultère. La seule profession qui bénéficiait d’une dérogation en la matière, c’était les prostituées. Si bien que plusieurs femmes de sénateurs ont indiqué qu’elles étaient prostituées, simplement pour échapper à la loi contre l’adultère. C’est quand même hilarant. Seul un Romain peut raisonner comme ça.

— D’une façon aussi ambiguë, vous voulez dire?
C’est une ambiguïté très humaine, en fait, car nous sommes tous des êtres ambigus. Auguste vit modestement à Rome, et le même Auguste se fait passer pour un demi-dieu dans les sphères orientales de l’Empire.

— Vous en revenez toujours à Auguste.
Bien sûr. Les cinq cents ans de romanisation qu’il a laissés définissent tout ce qu’on connaît aujourd’hui, même la géographie culturelle de l’Europe. La seule frontière pertinente à mon avis, c’est la frontière entre le beurre et l’huile, entre le vin et la bière. Et elle date des Romains. On a de la chance quand c’est une frontière qui sépare des pays. On a de la malchance quand c’est une frontière qui traverse un pays. Malheureusement pour nous, cette frontière passe à l’intérieur même de la Belgique.

— On pourrait vous objecter que cette frontière passe au sud de la Belgique. Les Wallons sont des consommateurs de beurre plus que d’huile et de bière plus que de vin.
Nous, les Flamands, sommes les plus latins des Germains. Et vous, les Wallons, vous êtes les plus germains des Latins. Parfois, on a le meilleur des deux mondes; parfois, on a le pire des deux. En tout cas, partout où elle passe, cette ligne de démarcation entre le beurre et l’huile a résisté à l’usure du temps. Et elle imprègne encore notre conception de la société. Voyez les débats sur le rôle de l’État dans l’économie, sur les finances publiques, sur la dette, sur l’austérité… Sur toutes ces questions-là, on distingue quand même la voix des Allemands, des Scandinaves, des Néerlandais, des Flamands, et à côté, une autre voix. La frontière est là!

— On sent bien que, dans l’histoire romaine, c’est surtout la période charnière entre la République et l’Empire qui vous fascine. Parce qu’elle met en scène une crise de valeurs semblable à celle que nous vivons?
Le contexte, la civilisation, la technologie changent, donc l’histoire ne se répète jamais : les mêmes gestes, posés plusieurs siècles de distance, produiront un résultat tout à fait différent. Mais le comportement de l’être humain, lui, reste immuable. Si on tourne le dos au futur et qu’on regarde comment les individus se sont comportés dans le passé, on va pouvoir anticiper les attitudes des uns et des autres, car on peut prévoir que les gens vont agir exactement de la même manière.

Je pense vraiment que là réside ma force politique. J’ai toujours raisonné comme ça. Comment les êtres humains agissent-ils pour conquérir le pouvoir, pour le garder ? Comment perdent-ils le pouvoir ? L’avantage de la période de César et Auguste, c’est qu’elle offre un laboratoire exceptionnel pour étudier toutes ces questions. C’est la période où les Romains ont conquis le monde et opéré la transition d’un système plus ou moins démocratique vers un système impérial.

— Cette période, celle du Ier siècle avant Jésus-Christ, c’est aussi celle d’une première forme de mondialisation. Quels échos décelez-vous avec les débats actuels?
On trouve à l’époque les premiers débats autour de cette question: que va donner à Rome l’arrivée d’une immigration de masse? J’ai été très frappé par un texte de l’empereur Claudius, écrit en 48 après Jésus-Christ. À ce moment-là, les habitants de toute l’Italie possèdent déjà la nationalité romaine. Celle-ci a également été octroyée à l’élite gauloise.

Claudius envisage de franchir un pas supplémentaire: accepter des Gaulois transalpins parmi les sénateurs. Il se heurte alors à une hostilité virulente de la part de certains dirigeants politiques romains, qui lui disent : pas question, ces gens ne seront jamais comme nous ! Eigen volk eerst. Presque littéralement. Claudius prononce un discours sur le sujet devant le Sénat. Si on en croit le récit qu’en donne Tacite, il est interrompu à plusieurs reprises, et même insulté. Les sénateurs l’apostrophent: allez, abrège, viens-en aux faits…

Le modèle d’intégration pour lequel Claudius plaide à travers ce speech est selon moi beaucoup plus intelligent que ceux qu’on connaît aujourd’hui en Europe (Il sort de son veston un texte en latin et commence à le lire.) Quid aliud exitio Lacedaemoniis et Atheniensibus fuit, quamquam armis pollerent… Claudius pointe une erreur commise par les Grecs : ils ont toujours considéré comme des étrangers les peuples qu’ils ont soumis. Ils faisaient même payer une taxe aux étrangers pour avoir le droit de résider à Athènes ou à Sparte.

C’est exactement ce que proposent aujourd’hui les partis d’extrême droite: aux PaysBas, Geert Wilders appelle ça le kopvoddentaks, la taxe sur le voile islamique. C’est précisément ce type de raisonnement que dénonce Claudius.

— Pourquoi le discours de Claudius vous paraît-il à ce point plus intelligent que les politiques d’intégration actuelles?
Il défend une citoyenneté inclusive, ouverte, chaleureuse. Dès qu’on constate que les étrangers commencent à se mélanger avec les Romains, à travers les mariages, Claudius recommande de les intégrer. Au passage, il observe que ça permettrait à Rome de bénéficier de leurs richesses et de leur force de travail. Il n’est pas naïf. À quelques mots près, le discours de Claudius pourrait être repris de nos jours.

Il correspond parfaitement à la conception de la N-VA sur la citoyenneté inclusive: ne pas être naïf, exiger des étrangers qu’ils respectent les piliers de notre civilisation, mais dès que ces étapes sont acquises, les accepter sans réserve comme citoyens à part entière.

— Voulez-vous dire que l’intégration à la romaine ne nécessite pas seulement l’acquisition d’un toit et d’un travail? Elle impose aussi de renoncer à certains éléments de sa culture d’origine?
C’est plus compliqué que ça. Les Romains ont inventé la notion d’identité civile. Si on peut définir son identité de façon civile, celle-ci devient inclusive. Si on se focalise sur la composante ethnique et culturelle, elle devient exclusive. Rome au début du IIIe siècle comptait plus d’un million d’habitants. Les Romains étaient très inclusifs, ils n’exigeaient pas des nouveaux arrivants qu’ils s’assimilent. Toutes les cultures étrangères étaient acceptées tant qu’elles ne comprenaient pas d’éléments hostiles à l’identité civile romaine.

Preuve de cette ouverture: les Romains ont eu des empereurs africains, comme Septime Sévère, un homme de couleur, originaire de Libye, qui parlait le latin avec un accent punique. L’idée d’un Premier ministre nord-africain, chez nous en 2018, n’est toujours pas si évidente. Mais pour les Romains, ça ne posait pas de problème. Par contre, dès qu’une religion ou une culture apparaissait hostile à la façon de vivre romaine, les réactions étaient très violentes.

— Par exemple?
Les juifs ont à plusieurs reprises été chassés hors de Rome, car ils ne croyaient qu’en un seul dieu, ce qui heurtait radicalement la façon de penser des Romains. Eux, ils étaient plutôt enclins à incorporer tous les dieux qu’ils trouvaient intéressants. On a par exemple retrouvé, dans un site archéologique romain en Angleterre, une statuette de cheval, copiée d’une divinité locale.

— C’est ce rapport particulier à l’étranger qui fonde selon vous la différence entre Grecs et Romains?
Les Romains, on peut dire qu’ils étaient xénophobes, mais ils n’étaient pas racistes. Les Grecs, au contraire, ne se sont jamais départis de l’idée que le monde se divisait entre eux et les barbares, et qu’un barbare ne pouvait jamais devenir grec. En ce sens, les Romains ont été plus clairvoyants. Lors de leurs premiers frottements avec la culture grecque, dans le sud de l’Italie, ils ont tout de suite trouvé que cette culture leur était à certains égards supérieure, et ils ont tout copié-collé. Ils fonctionnaient un peu comme les Japonais et les Chinois de nos jours: observer, copier, coller, améliorer.

— Tout de même, votre vision de la migration ne véhicule pas, presque automatiquement, un fond de méfiance par rapport à l’étranger, sommé de se conformer aux coutumes flamandes ?
Pourquoi dites-vous ça ? L’intégration comme je la conçois n’implique pas du tout une assimilation totale. On ne doit pas abandonner sa culture d’origine comme on lâche ses vêtements pour en porter de nouveaux.

Ce qui importe, c’est d’instaurer une dynamique qui permet d’intégrer tout le monde et de créer un nouvel ensemble, où les éléments les plus récents seront intégrés. Par exemple, si on voit le Royaume-Uni aujourd’hui, on pourrait penser que les Danois et les Norvégiens, qui ont envahi le pays au Xe siècle, ont disparu. Mais si on observe la langue anglaise, l’architecture, les mythes, on se rend compte que les anciens envahisseurs nordiques sont partout! L’intégration de leur culture a contribué à former un nouvel ensemble.

Les Européens possédaient, à l’époque de l’Empire romain, une lingua franca et un leadership unifié. À la place, nous avons Jean-Claude Juncker.

— Dans votre conception de l’interculturalité, un élément semble essentiel: le facteur temps.
Bien sûr. Les Romains n’étaient pas naïfs comme nous le sommes : on ne pouvait pas devenir romain du jour au lendemain. La snelbelgwet, la loi d’acquisition rapide de la nationalité belge, les Romains auraient considéré ça comme une stupidité. Quand Claudius prononce son discours, la Gaule est romaine depuis cent ans.

C’est après cent ans, pas après cent jours, qu’il dit : maintenant, nous pouvons avoir des Gaulois dans le leadership de l’Empire. Et il faudra encore attendre l’an 212, avec Caracalla, pour que tout individu né dans l’Empire reçoive la nationalité romaine. Certes, avec la technologie, le temps passe plus vite. Il ne faut plus attendre trois cents ans pour que des migrants puissent être acceptés comme citoyens d’abord, comme dirigeants d’un pays ensuite.

N’empêche, la leçon romaine n’a rien perdu de sa force. Quand les troupes d’Hannibal sont arrivées aux portes de l’empire, les Romains ont été sauvés par les peuples qu’ils avaient conquis et qui leur sont restés fidèles. Hannibal a eu très peu de succès dans ses tentatives de rallier à lui les peuples voisins de Rome. C’est pour nous une grande question: comment développer, dans un contexte de globalisation, une identité capable d’inclure les nouveaux arrivants, et même de les rendre fiers de leur citoyenneté?

Il existe une formule célèbre attribuée à Paulus: civis romanus sum, je suis citoyen romain. On brandit sa citoyenneté comme une fierté, on lui donne de la valeur. Même mille ans après la chute de Rome, les habitants de l’actuelle Turquie se définissaient encore comme Romaioi, citoyens romains. Je n’ai pas l’impression que notre propre citoyenneté suscite une fierté équivalente.

— Les sociétés européennes échouent à se faire aimer de leurs nouveaux habitants?
Je crois, oui. Les Romains y arrivaient, eux, et sans donner grand-chose! Parce que maintenant, nous vivons dans un État qui donne beaucoup.

— Quel était le secret des Romains?
Une politique d’ouverture étape par étape, où des droits et des avantages étaient attachés à la citoyenneté: voilà leur grand secret. Pourquoi voulait-on devenir citoyen romain? Pourquoi Paulus est-il si fier de se dire civis romanus? Parce qu’il a alors droit à un procès. S’il n’était pas citoyen romain, on pouvait l’exécuter de façon sommaire.

Offrir les droits de la citoyenneté à tous les nouveaux arrivants, très vite, c’est d’une terrible naïveté, et c’est la grande faiblesse de nos politiques d’intégration. Si un Romain se réveillait aujourd’hui, et qu’il voyait l’amalgame qu’on a fait entre les droits de l’homme et les droits d’un citoyen, ça lui semblerait incompréhensible. Dès qu’une personne naît sur cette planète, elle bénéficie des droits de l’homme.

Mais nous, nous avons fait un pas de plus, en bradant notre citoyenneté, et en accordant à tout le monde, sans parcours d’intégration, sans les étapes qu’avaient prévues les Romains, tous les avantages liés à cette citoyenneté. On en paye le prix, car on voit s’installer une situation d’apartheid dans les grandes villes.

— D’apartheid ?
Les gens ne vivent pas ensemble, ils vivent repliés dans leur propre communauté. Que remarquait Claudius dans son discours? Que des liens familiaux de plus en plus forts ont été noués entre Romains et Gaulois. En tant qu’historien, je crois que l’inter-nuptialité, c’est le baromètre de la santé d’une civilisation.

Quand des personnes issues de groupes différents commencent à se marier entre elles, c’est la preuve qu’un processus interculturel est à l’œuvre. La vraie intégration se passe au lit. Les derniers arrivés ne vont pas disparaître, mais ils vont livrer leur culture à une nouvelle synthèse. De cette façon, la société d’accueil peut intégrer de vastes quantités d’immigrants, car après deux générations, il n’y a plus d’immigrants, il n’y a plus que la nouvelle synthèse. L’identité, ce n’est pas quelque chose de fixe, ça bouge tout le temps.

Encore faut-il que la synthèse se fasse. Or dans nos grandes villes, avec les immigrants arrivés ces quarante dernières années, je ne vois pas le processus interculturel. Au contraire, je vois les Marocains provoquer des bagarres à Bruxelles parce que leur équipe de foot a gagné, et se mettre à détruire leur propre ville. C’est quand même un signe de maladie.

— Comme bourgmestre de la plus grande ville de Flandre…
De la Belgique, monsieur! Il y a dix-neuf communes à Bruxelles, il n’y a qu’une seule ville à Anvers, la plus grande de Belgique.

— N’est-ce pas une manière de vous défausser, alors que vous êtes bourgmestre de la plus grande ville de Flandre, président du premier parti de Belgique, au pouvoir au fédéral depuis 2014 et en Région flamande depuis 2009 ?
On a commis des erreurs par le passé, et les corriger prendra beaucoup de temps. On n’est pas sur une situation qui est saine. Voyez la remontée de la vie religieuse parmi les groupes d’immigrants.

Dans notre société, la religion est en recul depuis la Révolution française, tout comme l’idée qu’il appartient à Dieu de décider quelles sont les relations sexuelles licites ou illicites. Logiquement, on pourrait s’attendre à ce que l’immigrant qui s’installe dans une société qui a pris ce chemin-là suive lui aussi le même mouvement. Par contre, si parmi les groupes d’immigrants, après quatre générations, on observe la tendance inverse, c’est un signal de maladie! Les Lumières, ce n’est pas on ou off. L’égalité entre les hommes et les femmes, entre les hétérosexuels et les homosexuels, la solidarité, le principe de responsabilité envers nos concitoyens, l’idée que les impôts sont un poids acceptable et même un signe de civilisation, la liberté d’expression…

Tout ça n’est pas arrivé d’un jour à l’autre. C’est un processus qui dure depuis deux cents ans mais qui suit quand même une direction claire. Alors, quand des jeunes nés dans nos villes, dont les parents et les grands-parents sont aussi nés chez nous, se montrent ouverts à l’idée d’une évolution en sens inverse, ce n’est pas normal. Un Romain ne l’aurait jamais accepté. Ce qu’on peut apprendre des Romains, c’est qu’on peut tout accepter, dès lors que ce n’est pas hostile à notre identité civile.

— Ce qui vous attire dans l’histoire romaine, est-ce aussi une forme de puissance universelle?
Le Saint Empire germanique, Napoléon, les tsars, les Américains… Ce n’est pas un hasard si tout le monde a voulu imiter l’Empire romain, notamment en reprenant le symbole de l’aigle. D’où vient l’aigle Jusqu’au Ier siècle avant Jésus-Christ, toutes les légions avaient un emblème différent–l’ours, le loup, le sanglier… Jusqu’à ce que Marius impose l’aigle à toutes les légions. Deux mille ans après, que voyez-vous sur le toit de la ville d’Anvers? L’aigle.

Les Romains sont partout. Et par la fenêtre, voyez-vous la statue de Brabo? (Il désigne une statue au centre de la grand place d’Anvers.) Le mythe fondateur d’Anvers est lié aux Romains. Silvius Brabo, un officier de César, est parti des environs de Gand pour marcher sur Anvers et conquérir de nouveaux territoires. Là, il est tombé sur un géant qui gardait l’Escaut et interdisait la traversée à quiconque ne payant pas une taxe, sous la forme d’une main coupée. Brabo a abattu le géant, a coupé sa main et l’a jetée dans la rivière. Ce qu’on voit à travers ce mythe, c’est l’importance du fleuve dans l’identité anversoise.

Quand le fleuve est ouvert, la ville est riche. Quand il est fermé, les malheurs surviennent, ce qui est arrivé plusieurs fois au cours de notre histoire. Les Hollandais ont taxé le passage de l’Escaut après la guerre des 80 ans, lorsqu’on a divisé les Pays-Bas du Nord et du Sud. Ce qui est dommage, soit dit en passant, car on aurait pu être un des plus grands pays, une des plus grandes économies d’Europe.

Le jardin secret de Bartus

— David Engels, titulaire de la chaire d’histoire romaine à l’ULB, a jugé « dangereuse » votre fascination pour Auguste. Pour cet historien belge germanophone, Auguste incarne le type de leaders politiques qui risquent de se multiplier en Europe dans les années à venir: des personnages comme Poutine ou Erdogan qui, sous un vernis de moralisation et de retour à une démocratie authentique, veulent en fait instaurer des semidictatures.
Tom Holland, un grand écrivain anglais, a un jour été interviewé par l’hebdomadaire Humo, et la même question lui a été posée : que penser d’un homme politique qui cite si souvent Auguste? Et Tom Holland, tout comme David Engels, a répondu qu’Auguste était un dictateur, un dégénéré, un hypocrite… et qu’il fallait se méfier au plus haut point des hommes politiques qui s’y réfèrent. Omnia comparatio claudicat, comme on dit en latin. Toute comparaison est fausse. Si je parle si souvent d’Auguste, c’est parce que ses idées profondes m’intéressent. Personne ne songe aujourd’hui à devenir un nouvel Auguste…

Enfin, je ne dirais pas personne, car je crains fort que certains rêvent d’une destinée identique. Mais aucun leader politique normal, disons, ne rêve d’imiter Auguste. Pour ma part, je n’ai aucune ambition de devenir un Auguste. Mais si je vous dis que les Romains sont partout, ce n’est pas une blague. Ils sont vraiment partout. Et je pense qu’il est sage d’essayer de comprendre comment ils sont parvenus à devenir aussi importants.

— Dans quelle mesure cet intérêt pour l’histoire romaine imprègne-t-il votre action politique?
Le journaliste Rik Van Cauwelaert m’a un jour comparé à Hamlet. Je pense que c’est une comparaison pertinente. Dès qu’on connait l’histoire, on sent énormément le poids de cette histoire sur les épaules. Donc on doute beaucoup. Chaque jour, quand on est mandataire politique, on peut prendre cinq directions différentes.

Mais si on connait l’histoire, on se rend compte que chaque direction choisie impliquera des conséquences, et qu’on ne pourra plus jamais retourner en arrière pour choisir une autre direction. C’est à sens unique. Si on étudie la vie d’Auguste et des autres empereurs romains, on voit qu’ils évoluaient dans un brouillard total. Ils auraient facilement pu prendre d’autres chemins, ils ont posé certains actes qui leur ont coûté très cher. Un mot de trop, c’est parfois la différence entre la vie et la mort. Quand on sait tout ça, le poids des responsabilités devient plus lourd, car on sait très bien que le moindre geste, la moindre parole peut entraîner des réactions en chaîne.

— C’est tragique?
Oui, c’est tragique. Et ça vous transforme de César en Auguste. Agir et puis réfléchir, c’est bon pour un adolescent. Comme étudiant, on peut émettre des idées idiotes et lance des déclarations imbéciles, car la responsabilité sociétale qu’on porte est minime. Mais dès que vous êtes élu, les responsabilités vous imposent de bien réfléchir à ce que vous dites, d’agir avec beaucoup de prudence. Les dirigeants des partis extrémistes, à mon avis, la seule chose qu’ils ne veulent jamais, c’est gouverner.

« La seule frontière pertinente, c’est celle entre le beurre et l’huile. Partout où elle passe, cette ligne de démarcation a résisté à l’usure du temps. »

— Jean-Marie Le Pen disait: « Le pouvoir? Que Dieu nous en préserve. »
Dans ma ville, je connais un cas similaire, Filip Dewinter. Son plus grand cauchemar serait de devenir bourgmestre. Avoir du succès, des mandats, un salaire, ça l’intéresse, mais il ne veut surtout pas que ça débouche sur l’exercice du pouvoir. Dewinter, il vit à la manière d’un adolescent, comme l’a décrit Cicéron: quand on ne connaît rien de l’histoire et qu’on ignore tout des responsabilités que l’histoire nous donne, on vit dans l’enfance perpétuelle.

Moi, j’ai été un enfant. À cette période-là de ma vie, César représentait tout pour moi. Mais le fait que, sur mon bureau, vous voyez à présent des livres sur Auguste, ça veut tout dire. J’ai aussi des livres sur César : ils sont dans un placard à la maison. Cela dit quelque chose de mon évolution comme être humain, mais aussi comme responsable politique.

Si on prend des décisions trop vite, on risque d’emmener beaucoup de gens dans une voie négative. Après, c’est trop tard, vous ne pouvez plus dire : ah sorry, je me suis trompé de direction, pas de chance, on a une guerre civile. Quand on porte de telles responsabilités, on ne peut pas sourire.

— L’héroïne tragique par excellence, c’est Antigone. Sentez-vous des affinités avec elle? Certains la voient comme une égérie de la désobéissance civile, qui annonce Gandhi et Mandela.
L’actuel Premier ministre grec, Alexis Tsipras, s’est comparé lui-même à Antigone. D’une façon générale, je remarque que c’est plutôt une héroïne de la gauche ou de l’extrême gauche. C’est assez ironique. Antigone, en grec, c’est Antigone. Littéralement, cela signifie: née pour être contre. Peut-être que pour l’extrême gauche et pour tous les candidats à la subversion, c’est une source d’inspiration. Dans la pièce de Sophocle, Antigone finit par se pendre, et presque toute sa famille la suit dans la mort. Doit-on s’inspirer de ce modèle? C’est quand même un peu bizarre.

— L’inspiration, c’est peut-être qu’il est parfois justifié de désobéir à la loi des hommes pour des causes que l’on croit supérieures, pour des valeurs transcendantes. Vous ne croyez pas?
La conséquence, c’est que presque tout le monde en meurt. Je dirais : mieux vaut se montrer un peu plus pragmatique. Parce que mourir pour ses idéaux, certes, ça peut inspirer des gens, mais on ne peut mourir qu’une seule fois.

— Après César et Auguste, un personnage vous fascine en particulier, Cicéron. Pourquoi?
J’ai lu tout ce qui existe sur lui. Tout! Son essai Commentariolum petitionis (Le Guide des élections) reste d’une actualité renversante. Officiellement, c’est son frère qui l’a publié, mais en fait, je pense que Cicéron en est l’auteur. Il a mis le nom de son frère, car c’était un texte un peu gênant. Il explique que, dans une campagne électorale, il ne faut jamais dire non. Si on vous pose une question, il faut soit répondre oui, soit raconter une histoire, une anecdote. Cicéron préconise aussi de définir les groupes susceptibles de voter pour vous, et de développer un marketing ciblé à destination de ces groupes.

Les autres : aucune importance. Il ne faut pas s’en occuper. Comment séduire ses électeurs? On peut se présenter tel qu’on est en réalité, mais il est recommandé de jouer un tout petit peu la comédie. C’est quand même très moderne, non ?

— Le cliché oppose les Grecs philosophes, portés sur le théâtre et la poésie, et les Romains traîneurs de sabre, brutaux et belliqueux. Votre inclination pour Rome n’en souffre pas?
Je pense que c’est un faux débat. Ce qui ne m’a pas empêché de participer un jour à un débat contre l’historien Edwin De Boel, professeur à Lille et à Gand : il défendait les Grecs, et moi les Romains. Avant le débat, on a demandé au public de voter. Une nette majorité de l’assistance a voté pour les Grecs. Après le débat, nouveau vote : cette fois, les Romains avaient la majorité. J’ai renversé la situation.

J’ai alors dit à mon adversaire : cher professeur, vous aviez pour vous le raffinement des Grecs et une érudition sans doute supérieure à la mienne, mais vous avez sous-estimé la volonté de lutte d’un paysan romain. Le professeur s’était exprimé comme dans un colloque académique, avec des analyses très fines, très pertinentes. Mais moi, j’avais préparé des onelines. J’ai sans cesse attaqué les Grecs par des formules à la limite de l’honnêteté intellectuelle.

À la limite… Je ne pense pas que j’ai franchi la limite, mais j’ai en tout cas évité de mentionner certains éléments défavorables aux Romains, que je connaissais pourtant. La rhétorique, selon Démosthène, consiste à insister sur ce qui renforce votre point de vue, et à occulter – ou esquiver – tous les autres éléments. À la différence d’un universitaire, un politique n’a pas trop de scrupules à utiliser toutes les ficelles rhétoriques. Donc j’ai gagné le débat.

— Mais c’est néanmoins un faux débat, dites-vous.
Parce que les Romains ont absorbé la culture grecque, et que les Grecs ont intégré de nombreux éléments romains. Ce qu’on connaît aujourd’hui, c’est l’héritage de l’Antiquité dans son ensemble. La seule différence pertinente, c’est que les Romains ont conquis le monde. Par ailleurs, l’influence grecque n’a pas toujours été aussi positive qu’on ne le dit. Dans la tradition hellénique, les leaders étaient perçus comme des dieux. On voit l’effet que cela a eu sur les empereurs romains. Les peuples qui ne voulaient pas coopérer, quand ils rencontraient les Romains traîneurs de sabre, c’était plutôt grave pour eux. Les Romains ont commis pas mal de génocides.

— Bart Maddens, professeur de sciences politiques à la KUL,
vous a un jour comparé…
Je dois vous dire que je ne connais pas Maddens. Tout le monde croit que c’est l’idéologue attitré de la N-VA. Je ne l’ai rencontré qu’une fois dans ma vie.

— Il vous a un jour comparé à un homme politique romain, connu pour avoir accompli une mission, puis s’en être retourné à ses champs…
Cincinnatus !

— Dans l’esprit de Maddens, votre mission, c’est de réaliser l’indépendance de la Flandre. Et une fois celle-ci acquise, vous pourrez quitter le pouvoir et cultiver votre jardin.
Cincinnatus est devenu un symbole pour toute personne qui vit avant tout pour accomplir une tâche. Au Ve siècle avant Jésus-Christ, l’élite romaine l’avait mis sur le côté, avant de le rappeler en dernier recours. Alors que Rome était menacée par les envahisseurs, Cincinnatus a accepté d’en devenir le chef militaire.

Et quand tout est rentré dans l’ordre, plutôt que d’asseoir un pouvoir absolu, il a préféré retourner à ses champs, car le moment était venu de récolter ses olives. C’est une leçon qui devrait inspirer tout homme politique : ne jamais confondre la fonction avec la personne. J’en vois beaucoup qui tombent dans ce piège. D’abord, on vit pour réaliser un idéal, à l’image de Guy Verhofstadt quand il écrivait ses Burgermanifesten (Manifestes citoyens), remplis d’idées révolutionnaires.

Tout le monde croyait qu’il allait réaliser une nouvelle société flamande, et à ce moment-là, je crois que lui-même y croyait aussi. Puis, il a commencé à tout mélanger : ses idées, les mandats nécessaires pour réaliser ses idées, et en fin de compte les mandats nécessaires pour perpétuer son existence politique. Au début de sa carrière, Wilfried Martens était lui aussi un grand révolutionnaire, un militant acharné du fédéralisme au sein du CVP. Le Premier ministre Théo Lefèvre lui a alors dit: on va vous retenir avec des chaînes en or.

Traduction: on va vous donner des mandats, vous traiter comme un homme important, et à un moment, vous allez commencer à confondre votre propre importance avec l’importance de vos idées. Et vous allez vous convaincre, réellement, que ce qui est bon pour vous est aussi bon pour le pays. Or ce n’est pas toujours le cas. Parfois, la poursuite d’un idéal requiert des sacrifices personnels. C’est un équilibre subtil, car les personnes qui n’ont aucune ambition pour elles-mêmes, qui ne poursuivent que des purs idéaux, je considère que ce sont les plus dangereuses dans la vie politique.

— Les années passent, mais votre hargne à l’égard de Verhofstadt ne faiblit pas. Pourquoi ?
C’est l’illustration parfaite de l’anti-Cincinnatus, quand on se convainc qu’il est bon de rester Premier ministre dans un gouvernement avec le PS, qui ne réalise rien du Burgermanifest, et qui va même totalement dans le sens inverse.

C’est quand même la négation de tout idéalisme. Lors du décès de Margaret Thatcher, en 2013, plusieurs médias ont sollicité une réaction de Verhofstadt, car il était le « baby Thatcher », dans les années 1980. Verhofstadt a refusé de réagir, jusqu’à ce qu’un journaliste le coince dans un couloir du parlement européen. Il a alors prétendu qu’il n’avait jamais été un baby Thatcher, que c’étaient les journalistes qui l’avaient surnommé comme ça. Le retournement devient alors complet : on vit dans le déni de ce qu’on a soi-même été. On a réinventé a posteriori ses idées initiales pour les faire correspondre à sa carrière. Voilà le piège.

— Et que penser de l’analyse de Maddens, selon qui votre similitude avec Cincinnatus, c’est que vous êtes l’homme d’une mission, la conquête de l’indépendance flamande ?
C’est exagéré. Mais l’idée que j’ai une tâche à accomplir, ça, c’est une idée pertinente. J’ai entendu la vocation de la res publica, qui est la vocation la plus haute selon Cicéron. Le fait d’être élu, c’est un privilège énorme, mais ce privilège, il n’a de sens que s’il sert à réaliser une tâche. Quelle stratégie adopter pour réaliser les buts que je me suis fixés, de façon à ce que ça se passe dans les meilleures conditions pour tout le monde ? Question lancinante.

J’essaye de faire des pas en avant, sans commettre de dégâts, sans nuire aux gens, sans rien détruire. J’entends rester dans la voie de la conviction, la voie de la démocratie, la voie républicaine, par opposition à la voie impériale. Cela ne m’empêche pas de me demander chaque jour: ma stratégie est-elle utile à la mission que je dois achever ? En ce sens, Maddens a raison.

— Dans la mission que vous devez achever, vous incluez l’article 1 des statuts de la N-VA, qui proclame l’indépendance de la Flandre comme l’objectif du parti ?
Naturellement. Mais avec un sens du réalisme. En étant conscient qu’on vit dans un monde qui change tout le temps. Il n’existe pas d’objectif prévisible, à propos duquel on pourrait dire : dans dix ans, on y sera, et on aura alors réussi.

Non, non, non. Il n’y a que le chemin. Je sais que quand on parle du Mouvement flamand, cela préoccupe toujours les journalistes francophones. Ils me demandent tous : où voulez-vous aller ? Ce qui va se passer est impossible à prévoir. Néanmoins, on peut tirer certaines leçons du passé.

Notamment de la façon dont s’est opérée la transition entre la lutte culturelle du Mouvement flamand, la lutte linguistique, la lutte d’une communauté qui se sentait freinée dans sa mobilité socio-économique, jusqu’à la situation actuelle où ces différentes luttes appartiennent au passé, mais où apparaissent des éléments nouveaux, comme la blocked democracy, l’idée qu’une société est bloquée dans ses aspirations démocratiques.

— Ces deux blocs démocratiques, ce sont les mangeurs de beurre et les mangeurs d’huile ?
Voilà. On voit bien que les aspirations sont différentes au sud, plutôt de gauche, et au nord, plutôt de droite. Mais l’avenir est imprévisible. Tout ce que je peux vous dire, c’est que je ne suis pas un fou. Je vais éviter de poser des gestes qui projetteraient ma société, ou mes voisins, dans le chaos. C’est un peu le poids de l’histoire sur mes épaules, ça.

Il faut être prudent. Vous savez, je suis convaincu que la plupart des responsables politiques de notre pays ont vraiment la conviction d’agir dans l’intérêt général. Cela ne m’empêche pas d’être en total désaccord avec certains d’entre eux. Je pense que le programme du PS est un désastre. Je voudrais délivrer ma démocratie de l’influence du PS, peut être en formant un gouvernement comme l’actuelle coalition fédérale, peut-être en adoptant le confédéralisme. En tout cas, je pense que le PS, le PTB, et même Ecolo, malheureusement la majorité de votre démocratie, représentent des idées néfastes pour l’avenir des citoyens vis-à-vis desquels je porte une responsabilité. Je suis un élu flamand. Je ne porte une responsabilité que vis-à-vis des six millions de Flamands : ça, c’est ma démocratie.

Vouloir gouverner dans le sens désiré par le peuple flamand, c’est quand même une idée profondément démocratique, non ? Où est le problème ? Dans le fait que vous ne m’aimez pas ? Moi, je n’aime pas le PS. Mais je sais faire la distinction entre les personnes et leurs idées. J’ai du respect pour tout le monde, mais ça ne veut pas dire que je dois avoir du respect pour toutes les idées. Pas du tout ! Si on me traitait de cette façon-là, je serais déjà content. De plus en plus, les critiques à mon égard deviennent un peu insultantes. Qu’on arrête de me diaboliser, de me dépeindre comme un mauvais génie qui planifie en secret le désastre, depuis la cave de cet hôtel de ville. Je ne suis pas un Jules César, même pas dans mes rêves secrets. —[:]


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