François De Smet et Georges-Louis Bouchez, le pacte des présidents

N°10 / Hiver 2020
Journaliste François Brabant
Journaliste Quentin Jardon

Mais affirmer que la Wallonie n’est pas vissée à gauche et la Flandre à droite, ça ne reviendrait pas à nier l’évidence ?
FDS. Pardon, mais je suis assez d’accord avec Georges-Louis. La politique, c’est un mélange de raison et d’émotion. J’essaie de me représenter ce que je faisais quand j’étais électeur — ce que je suis toujours, par ailleurs, puisque les élus restent des citoyens, même si on peut voter pour soi-même…
GLB. (La bouche pleine de frites.) Ah, tu fais ça, toi ?
FDS. Toi pas ?
GLB. Je suis généreux. C’est mon côté humaniste…
FDS. Je vote aussi pour les autres de ma liste… Mais donc, on peut vouloir élire quelqu’un dont on ne partage pas tout à fait les points de vue, mais dont la personnalité nous inspire. C’est là que se situe la part d’émotion. Sauf que l’essor des nouvelles technologies a bouleversé nos manières de penser et de faire de la politique. Je ne sais pas dans quelle mesure les partis raisonnables, démocratiques, vont encore pouvoir faire passer un message nuancé, un peu complexe, ou un peu impopulaire, dans cette société où il suffit d’une petite vidéo ou d’un tweet bien senti pour t’expliquer que le monde est simple et que si tout va mal, c’est la faute des autres. En fait, pour moi, il existe deux types de partis : ceux qui suivent l’opinion et ceux qui ont encore l’ambition de la faire.

C’est une posture que Bart De Wever a souvent défendue. Il prétendait s’inscrire dans une logique de l’offre, pas de la demande.
FDS. Je ne me reconnais pas dans l’offre de Bart De Wever, mais je partage le constat.
GLB. C’est même plus que ça. De Wever dit des choses totalement impopulaires. La moitié de son programme, c’est ce dont les gens ne veulent pas. Pourtant, ils votent pour lui. On peut dire ce qu’on veut à propos de Bart De Wever, mais sur le plan de la réussite politique, c’est le plus gros phénomène belge des dernières années. Parce qu’il a une ligne — dont je ne partage pas tous les points — beaucoup plus claire et affirmée, dépourvue des mots creux qu’on aligne les uns après les autres. Même quand tu n’es pas d’accord avec son idée, il utilise une expression précise qu’il justifie, parfois avec de mauvais ou de faux arguments, mais tu peux entrer dans un dialogue. Ça change des élus qui vous disent : « La situation est compliquée, mais nous trouverons un compromis dans l’intérêt de chacun ». C’est ce que j’aime chez De Wever.
FDS. Et avec qui la N-VA a-t-elle un point commun, sur cet aspect d’impopularité ? C’est le mouvement Ecolo, en tout cas celui de jadis. On élabore un programme auquel on essaie de faire adhérer un maximum de gens. Il y a un storytelling, une machine qui se met en place… Du coup, lorsqu’Ecolo finit par avoir du succès, une correspondance entre l’offre et la demande semble apparaître. C’est impossible de faire de l’écologie mieux qu’Ecolo, aujourd’hui. On doit tous développer notre propre offre écologique, mais on ne peut pas directement les concurrencer sur ce thème-là. Je pense que l’avenir est aux partis qui ne suivent pas les peurs, les tripes de l’opinion publique, ou de ce qu’on croit être l’opinion publique. Aux partis qui osent avoir un programme impopulaire ou avant-gardiste et qui cherchent à inspirer l’opinion, non à la suivre.

Bart De Wever a parfois évoqué une frontière culturelle qui traverserait toute l’Europe. Il la définit ainsi : au nord, ce sont les mangeurs de beurre, au sud, les mangeurs d’huile. Selon le président de la N-VA, un pays a de la chance lorsque cette frontière passe à l’extérieur de son territoire, et de la malchance lorsqu’elle passe à l’intérieur. Cette ligne de démarcation se calque à ses yeux sur les deux types d’attitude qu’il observe, l’une au nord et l’autre au sud, vis-à-vis de la dette et des dépenses publiques, par exemple.
FDS.
Ça, c’est le mépris de De Wever envers le sud. Il se trompe.
GLB. Ce n’est pas du mépris que d’affirmer qu’il existe des différences… Dès que la N-VA dit un truc, les gens lèvent les bras au ciel ! Les francophones vont devoir arrêter de jouer aux vierges effarouchées chaque fois que la N-VA s’exprime. En Wallonie, si tu es de gauche, tu peux tout dire, ça passe crème. Je vais donner un exemple : Nollet (Jean-Marc Nollet, président d’Ecolo). Quelques jours avant ma désignation comme informateur royal, Nollet a déclaré sur la RTBF qu’il ne comprendrait pas que le roi nomme De Wever. Ça, ça s’appelle forcer la main du roi et ça ne se fait pas, dans notre pays. Mais comme c’est Nollet, pas de problème. Ça m’est devenu insupportable, parce que c’est vraiment irrationnel.
FDS. Ce que je voulais dire par rapport à la prétendue « chance » ou « malchance » d’être né en Flandre ou en Wallonie…
GLB. Ce n’est pas ce que De Wever dit. Il dit que cette frontière culturelle n’aide pas à gérer un pays. La malchance, c’est de ne pas pouvoir se mettre d’accord sur un objectif d’endettement, par exemple. C’est ça, la frontière entre les pays du beurre et les pays de l’huile. De Wever considère qu’on a une attitude sudiste, à l’italienne et à la grecque, et lui aimerait une politique économique à l’allemande. Il a le droit de dire que c’est une malchance, quoi !
FDS. Sauf que les pays du nord ont déjà été gouvernés à gauche, les pays du sud à droite. Dire que culturellement, il y a un rapport si différent à la dette, me semble être un raccourci.

Il faudrait remettre toutes les compétences au niveau fédéral. Moi, je suis pour un état unitaire. Je tiens très fort à la Brabançonne, au drapeau…

Le nord contre le sud, la Flandre contre la Wallonie… Ces antagonismes semblent valider les théories de la philosophe belge post-marxiste Chantal Mouffe. Selon elle, pour réussir en politique, il faut construire une opposition bloc contre bloc, un récit de type « eux contre nous ». Ecolo a récemment défini son propre duel narratif : les barbares contre les écologistes. Le vôtre, François De Smet, consiste à opposer les progressistes aux nationalistes.
FDS. Chantal Mouffe a consacré sa thèse à Carl Schmitt, un penseur allemand par ailleurs pas tout à fait recommandable (car membre duparti nazi dans les années 1930), grand théoricien de la différenciation entre l’ami et l’ennemi en politique. Il disait en effet qu’il faut pouvoir se choisir un ennemi. Quand Georges-Louis construit une opposition tout à fait intéressante avec Elio Di Rupo à Mons, ça les valorise tous les deux. Se désigner un adversaire fera toujours partie de la narration politique, et quelque part c’est indispensable : comment voulez-vous proposer un projet, si vous ne pouvez pas montrer qu’il est différent des autres — tout en respectant les personnes ? Mais je crois qu’on doit se méfier des catégorisations morales. Le mot barbare utilisé par Ecolo, c’est too much, c’est à côté de la plaque. Et ça ne va pas dans le sens de la rationalisation que nous sommes au moins deux, je crois, à vouloir porter.

Revenons à cette idée de frontière. On aurait de la « malchance » de vivre dans un pays où coexistent deux mentalités politiques différentes ?
GLB. Oui, mais je crois que la différence de mentalité se situe plutôt dans la classe politique, pas dans la population. Demain, en Wallonie, on peut proposer le programme socio-économique de la N-VA et atteindre 20 ou 30 % des voix. J’en suis totalement certain. Je ne dis pas que je veux prendre tout ce discours, parce qu’il y a des éléments qui ne me conviennent pas. Mais je pense qu’on peut gagner les élections en Wallonie en considérant qu’on doit s’attaquer aux déficits budgétaires beaucoup plus qu’on ne le fait aujourd’hui.

La plupart des Belges francophones veulent continuer à vivre en Belgique. Ils ne veulent appartenir ni à une République flamande, ni à une Bruxelles indépendante, ni à un État Wallonie-Bruxelles, ni à la France.

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