Atlas : Au pays des dimanches noirs

N°24 / Automne 2023
Journaliste François Brabant
Infographiste Claire Allard
Infographiste Raphaëlle Kern

2019, Des dimanches toujours plus noirs

Servi par la communication habile de son président Tom Van Grieken, le Vlaams Belang est désormais fortement implanté partout en Flandre.

Au premier dimanche noir, ont succédé bien d’autres. Tout au long de la décennie 1990, de scrutin en scrutin, le Vlaams Blok n’a cessé de grimper. Si bien que les résultats qui avaient fait frémir en novembre 1991 paraissent, dix ans plus tard, presque banals, et même enviables — car en 1991, le VB se situait encore sous les 5 % en de très nombreux endroits de Flandre, un seuil que Filip Dewinter et ses troupes allaient bien vite allègrement dépasser à peu près partout.

Un sommet est atteint lors des régionales de juin 2004 : le Blok rafle 24,2 % des voix. Il est la première force politique au parle-ment flamand. Comment pourra-t-il être empêché d’arriver un jour au pouvoir ? Pour l’heure, le cordon sanitaire tient toujours — presque un prodige.

L’émergence d’un nouveau phénomène politique, la N-VA de Bart De Wever, va changer la donne. La N-VA s’inscrit dans la continuité du nationalisme démocratique de la Volksunie, mais dans une version plus à droite sur les thématiques socio-écono-miques, avec une approche plus restrictive de l’immigration, et un agenda clairement indépendantiste. Face à ce concurrent nouveau, le Vlaams Belang (ainsi rebap-tisé après la condamnation du parti pour racisme) ne trouve pas la parade. Et entame une décrue qui semble irréversible. À peine pèse-t-il 5,9 % aux régionales du 25 mai 2014.

Piloté depuis 2014 par un nouveau prési-dent, le jeune Tom Van Grieken, le VB va pourtant se redresser. Jusqu’à sa victoire insolente lors des élections fédérales et régi-onales du 26 mai 2019. Le Belang s’impose comme deuxième parti flamand (18,5 %), menaçant l’hégémonie de la N-VA (24,8 %).

Le temps est révolu où, sur la carte électorale, les contrastes sautaient aux yeux. Désormais le jaune-brun s’étend de façon presque uniforme, à doses très sombres, sur l’ensemble de la Flandre. Le Belang semble en mesure de parler à toutes les catégories professionnelles, à toutes les tranches d’âge, à tous les territoires.

Des lieux qui apparaissaient « préservés » lors des premiers succès du Vlaams Blok ne le sont plus du tout. Dans plusieurs locali-tés ouest-flamandes, dans l’arrière-littoral ou proches de la frontière française, le VB surpasse même la N-VA. C’est le cas à Ypres (21 %), Dixmude (23 %), Gistel (22,4 %), Messines (20,3 %), Poperinge (20,3 %), Wervik (22 %). L’ascendant du Belang sur la N-VA s’observe aussi à Roulers (23,8 %), Izegem (24,9 %) et Oostrozebeke (27,6 %), au cœur de la « Silicon Valley flamande », dans cette région encore très agricole il y a un demi-siècle, qui compte désormais parmi les zones les plus prospères de toute l’Europe.

Les scores du Belang sont encore plus faramineux dans la vallée de la Dendre, à l’ouest de Bruxelles : 33,5 % à Ninove ; 27,5 % à Grammont.

Face à la N-VA, le Vlaams Belang se démarque par un discours qui associe l’autorité et le social. « Le Vlaams Belang est devenu un parti qui inclut les ouvriers dans son électorat, analyse Olivier Boehme. Son programme contient des positions “de gauche”, comme la pension minimum à 1 500 euros par mois. La logique, c’est : des avantages sociaux pour le groupe “in”, par opposition au groupe “out” — migrants, demandeurs d’asile, Wallons, etc. »

Anvers, bastion de la droite et de l’extrême droite nationalistes

La spécificité de l’agglomération anversoise, c’est la combinaison d’une N-VA forte et d’un Vlaams Belang fort. Alors qu’ailleurs, par un effet de vases communicants, la N-VA baisse souvent quand le VB monte, et inversement.
Conséquence : dans de larges portions de la métropole portuaire, les deux formations nationalistes sont, ensemble, très largement majoritaires. Elles totalisent 55,3 % à Beveren, 55,5 % à Sint-Gillis-Waas, 57,1 % à Brecht, et même 60,1 % à Kapellen et 60,3 % à Zandhoven.
Ce n’est pas un phénomène passager, loin de là : lors des quatre dernières élections régi-onales (graphique ci-contre), le total des voix nationalistes était systématiquement plus élevé dans l’arrondissement d’Anvers que dans l’en-semble de la Flandre.
Les principaux dirigeants de la N-VA, Bart De Wever et Jan Jambon, sont anversois. Les leaders du Vlaams Belang, Tom Van Grieken, Filip Dewinter et Gerolf Annemans, sont égale-ment anversois.
À une époque où il était encore marginal ailleurs, le Vlaams Blok a très vite réussi des scores notables dans la ville d’Anvers. Pour sa première participation aux élections communa-les, en 1982, il franchit d’emblée le seuil des 5 %. Et en 1988, à son deuxième essai, il monte déjà à 17,7 %.
Pour comprendre, on peut se reporter à la Nouvelle Encyclopédie du mouvement flamand. Trois épais volumes parus en 1998. Mené sous la direction de plusieurs universitaires renommés, ce travail de fourmi a mobilisé des dizaines de chercheurs, parmi lesquels Bart De Wever, jeune assistant à l’université de Louvain. Le jeune homme se contentait alors de décrire l’histoire. Bientôt, il allait l’écrire.
Ironie rétrospective de cet ouvrage de référence : Bart De Wever, futur bourgmestre, y signe l’article consacré à la ville d’Anvers. Il écrit que l’état de la mouvance nationaliste n’était guère brillant dans l’immédiat après-guerre. « La répression a rayé de la carte le nationalisme flamand organisé. Un grand nombre de nationalistes flamands vivaient dans une précarité économique et sociale. » Mais, comme le note l’auteur, « dans la région anversoise, le climat était plutôt moins mauvais qu’ailleurs ». Cela tient notamment au fait que l’arrondissement d’Anvers compte, proportionnellement à sa population, un plus grand nombre de zwarten (« noirs », le terme usité pour qualifier ceux qui ont collaboré avec l’occupant allemand en 1940–1945). De plus, selon Bart De Wever, de grandes entreprises anversoises, comme Gevaert, sont réputées pour embaucher des zwarten.

Parmi les sept fondateurs de la Volksunie, en 1955, quatre proviennent d’Anvers. Tout au long des années 1960 et 1970, la ville sera pour le parti « la place forte sur le plan électoral et organisationnel ». Aux élections de 1978, le Vlaams Blok n’obtient qu’un seul député, à Anvers. « Pas un hasard. Le Vlaams Blok resta longtemps un phénomène quasi exclusivement anversois. » C’est aussi à partir d’Anvers que s’opère la mue fondamentale du nationalisme flamand, analyse encore Bart De Wever. Grâce au développement des activités portuaires, un boom économique voit émerger une génération de managers néerlandophones qui exigent à la fois des réformes économiques et une autono-mie accrue pour leur région. Le journal local, la Gazet van Antwerpen, sert à amplifier les revendications flamingantes. « De nos jours, observe Bart De Wever, la Gazet van Antwerpen donne parfois l’impression d’une relation privilégiée avec le Vlaams Blok, notamment sur le plan des interviews et des exclusivités. »

Malines, les ressorts d’une décrue

Malines est un cas à part. L’ascension du Vlaams Blok y fut plus specta-culaire qu’ailleurs. Et son déclin, très net à partir du milieu des années 2000, s’inscrit à contre-courant de la tendance observée dans le reste de la Flandre.

Comme souvent, les facteurs explicatifs sont multiples. Mais on ne peut sous-estimer le rôle joué par un homme, Bart Somers. Celui-ci devient bourgmestre en 2001. Dans un climat délétère : aux élections communales d’octobre 2000, le Vlaams Blok s’est imposé comme la première force à Malines, avec 25,6 % des voix.
De l’ancienne capitale des Pays-Bas (de 1480 à 1530), qui fut au Moyen Âge l’une des cités les plus florissantes du nord de l’Europe, il ne subsiste qu’un faste délabré. « Tous les indicateurs étaient au rouge, racontera plus tard Bart Somers. S’agissant du sentiment de fierté des habitants, nous avions le pire score des treize plus grandes villes flamandes. Malines était aussi la plus sale de toutes. Un tiers des magasins étaient vides. La classe moyenne fuyait, remplacée par une population défavorisée qui était cantonnée dans des cités-ghettos. Les anciens habitants nommaient deux coupables : le gouvernement et les étrangers. Le carburant idéal pour que l’extrême droite prospère. »

Dès son arrivée à l’hôtel de ville, Bart Somers se donne pour mission d’enrayer la progression de l’extrême droite. Pour y parvenir, il choisit de se placer sur son propre terrain : la lutte contre l’insécurité. Les résultats ne se concrétisent pas tout de suite. L’extrême droite accentue encore son emprise lors des régionales de juin 2004. À Malines, le VB réalise un score monstre : 31,2 % des suffrages. Plus encore qu’Anvers, Malines est décrite par la presse internationale comme « la ville la plus noire de Flandre », le bastion absolu de la droite xénophobe et séparatiste.

Le Belang se maintient encore au-dessus des 20 % lors des rendez-vous électoraux de 2006 et 2007, nettement au-dessus de la moyenne flamande. Puis, la décrue s’opère peu à peu. Et la réputation de la ville s’inverse : alors que l’extrême droite opère aux élections communa-les de 2018 des percées remarquables dans de nombreux lieux de Flandre, elle est contenue à Malines sous les 10 %. La tendance se confirme lors des fédérales et régionales de 2019 : Malines fait désormais partie des villes de Flandre qui votent le moins pour l’extrême droite.
Interviewé dans Wilfried au printemps 2020, Bart Somers définissait sa formule en ces termes : « On a réussi à Malines à trouver un bon équilibre entre répression et prévention. »

Notes de bas de page

1. Référence au slogan historique du Vlaams Blok, eigen volk eerst, « notre peuple d’abord ».

Sources carto :

Open street map

Sources :

Xavier Mabille, Nouvelle histoire politique de la Belgique, Crisp, 2011.
Bruno De Wever, Greep naar de macht, Lannoo, 1994.
Pascal Delwit, Jean-Michel De Waele et Andrea Rea, L’extrême droite en France et en Belgique, Complexe, 1998.
Données électorales du SPF Intérieur et des Régions flamande, bruxelloise et wallonne.

 

 

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