Atlas : Au pays des dimanches noirs

N°24 / Automne 2023
Journaliste François Brabant
Infographiste Claire Allard
Infographiste Raphaëlle Kern

1994, une vague d’élus FN en Belgique francophone
L’extrême droite s’implante dans les quartiers populaires bruxellois et wallons. La tension est à son comble à Anderlecht et Molenbeek.

Bruxelles

Le Front national (FN) a été fondé en 1985 par un médecin né à Momignies, Daniel Féret. Le logo français et le nom sont calqués sur le FN français de Jean-Marie Le Pen. En 1988, le parti obtient son premier élu, un conseiller communal à Molenbeek-Saint-Jean. Aux élections européennes du 12 juin 1994, il recueille 7,9 % des voix en Belgique francophone. Daniel Féret est élu député européen.
Quatre mois plus tard, les élections communa-les du 9 octobre 1994 vont permettre à l’extrême droite de s’ancrer localement. Pas moins de quarante-six élus FN, auxquels s’ajoutent encore quatre élus Vlaams Blok, font irruption dans les dix-neuf communes bruxelloises. Seules trois communes de la Région sont épargnées : Saint-Josse-ten-Noode (où ni le FN ni le Blok n’ont déposé de liste), Woluwe-Saint-Pierre et Watermael-Boitsfort.

Le total des voix d’extrême droite culmine à Molenbeek-Saint-Jean (21,8 %) et Anderlecht (17,7 %). L’extrême droite prospère sur la combi-naison explosive qui affecte les quartiers densément peuplés sur la rive gauche du canal : crise économique, chômage, délinquance, vagues successives d’immigration, tissu urbain dégradé et classes populaires « blanches » qui se sentent prisonnières dans des quartiers où elles ont perdu leurs repères.

Dans une interview au magazine Imagine parue en 2018, le philosophe bruxellois Philippe Van Parijs, professeur à l’UCLouvain, relatera ce glissement dont il a été témoin : « Un de mes grands-oncles habitait à Molenbeek, dans la maison où ma mère est née. Il venait une fois par semaine chez nous pour que ma mère repasse ses chemises. Au fil des semaines, mon grand-oncle parlait de plus en plus d’un truc qui intriguait l’enfant que j’étais, les bruine gezichten (visages basanés). Manifestement, ça le gênait fort. Pensionné très modeste et sans diplôme, son principal loisir était d’aller jouer à la pétanque sur le square. Mais la piste de pétanque avait disparu, et à la place, il y avait tous ces bruine gezichten qui jouaient au foot. Mon grand-oncle ne pouvait plus non plus s’asseoir sur son banc habituel, car celui-ci était constamment occupé par les bruine gezichten. Quant à son magasin de cigares, il avait été remplacé par une boucherie halal. La culture, c’est ce qui structure l’existence, ce qui lui donne son sens, et dans le cas de mon grand-oncle, celle-ci disparaissait par pans entiers. Vu ses moyens limités, il ne pouvait pas se payer un appartement dans un autre quartier de Bruxelles. Il était là, condamné. Je ne dis pas que c’est la fin de l’histoire, car le Molenbeek actuel présente d’innombrables facettes enthou-siasmantes. Mais il importe pour nous, bobos, de redoubler d’efforts pour comprendre le point de vue de ces anciens habitants qui ont vu tous leurs repères détruits. »

Wallonie

Le 9 octobre 1994, le Front national fait élire vingt-six conseillers communaux en Wallonie. Une autre formation d’extrême droite, Agir, enlève huit sièges. Ce parti, dont les initiales signifient Avant-garde d’initiative régionaliste, est surtout présent en province de Liège. En opposition avec la ligne belgicaine du FN, Agir mêle positions xénophobes et exaltation de l’identité wallonne.

La zone de pénétration du FN et d’Agir est claire : il s’agit des régions industrielles frap-pées par le chômage de masse. Le total des voix d’extrême droite dépasse ainsi les 10 % dans huit communes wallonnes. C’est le cas dans la vallée de la Vesdre, minée par le déclin du textile, à Dison (14,3 %) et Verviers (12,9 %). À Charleroi (10,5 %), où les charbonnages ont fermé depuis longtemps. À Liège (11,2 %), Herstal (10,1 %) et Seraing (10 %), où la crise de la sidérurgie ne cesse de s’aggraver. Ou encore dans la région du Centre, à La Louvière (14,4 %) et Manage (10,2 %), où les aciéries Boël et la faïencerie Royal Boch vont de restructuration en restructuration.

Notes de bas de page

1. Référence au slogan historique du Vlaams Blok, eigen volk eerst, « notre peuple d’abord ».

Sources carto :

Open street map

Sources :

Xavier Mabille, Nouvelle histoire politique de la Belgique, Crisp, 2011.
Bruno De Wever, Greep naar de macht, Lannoo, 1994.
Pascal Delwit, Jean-Michel De Waele et Andrea Rea, L’extrême droite en France et en Belgique, Complexe, 1998.
Données électorales du SPF Intérieur et des Régions flamande, bruxelloise et wallonne.

 

 

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