Atlas : Au pays des dimanches noirs

N°24 / Automne 2023
Journaliste François Brabant
Infographiste Claire Allard
Infographiste Raphaëlle Kern

1936, le premier « dimanche noir »

L’élection de 1936 est marquée par la percée inédite de deux forces d’extrême droite : Rex, le mouvement catholique et réactionnaire de Léon Degrelle, et le VNV, la formation nationaliste flamande de Staf Declercq. Un choc pour la Belgique.

Dans les témoignages d’époque comme dans les travaux des historiens, l’expression revient en boucle : un tremblement de terre politique. Les élections législatives du 24 mai 1936 se soldent par la défaite simultanée des trois partis traditionnels — socialiste, catholique et libéral. Tous perdent des plumes au profit de l’extrême droite. Ou plutôt : des extrêmes droites. La menace est bicéphale. Rex est le mouvement lancé par l’agitateur Léon Degrelle, à la tête d’une maison d’édition catholique conservatrice. Le Vlaamsch Nationaal Verbond (Ligue nationale flamande, VNV) agrège différents courants du nationalisme flamand. L’un comme l’autre penchent vers les idées autoritaires d’ordre nouveau.

« Rex vaincra ! » proclamait Degrelle à longueur de tracts et de meetings. La prédiction s’est vérifiée, contre toute attente, frappant les élites belges de stupeur. « Le 24 mai 1936, l’extrême droite obtient un résultat révolutionnaire et une victoire impressionnante. C’est en fait le premier dimanche noir de la Belgique », synthétise l’historien Olivier Boehme.
Originaire d’Aberystwyth, au pays de Galles, l’historien Martin Conway a consacré sa thèse de doctorat à Léon Degrelle, au mouvement rexiste et à la collaboration pronazie pendant la Seconde Guerre mondiale. Il est l’auteur d’un livre de référence sur la reconstruction de la Belgique dans l’immédiat après-guerre (The Sorrows of Belgium). Professeur à Oxford, il rappelle dans quel contexte survient le scrutin de 1936 : « Au moment où le régime nazi s’installe définitivement en Allemagne, le succès des fronts populaires en Espagne et en France semble présager la possibilité d’une victoire de la gauche socialiste en Belgique. La campagne mobilise toutes les énergies de l’électorat, alors exclusivement masculin, rappelons-le. Mais l’arrivée imprévue des rexistes sur la scène poli-tique bouleverse la donne. Ceux-ci semblent alors en mesure de briser le monopole des partis historiques. »

Rex et le VNV verseront en 1940–1945 dans une collaboration effrénée avec l’occupant nazi. En 1936, leur profil idéologique n’est cependant pas si clair. « Je n’hésite pas à présenter le VNV et Rex comme des mouvements d’extrême droite, reprend Martin Conway. Mais il faut aussi souligner qu’en Belgique, l’extrême droite des années 1930 comporte bien des différences avec le fascisme et le nazisme. Voter pour ces partis ne signifiait point donc une sympathie pour Hitler, surtout parce que ces deux mouvements amalgamaient des éléments hétérogènes. Le VNV reflétait toujours le caractère pluraliste du nationalisme flamand de la fin du XIXe siècle. Mais avant les élections de 1936, son leader Staf Declercq a adopté la rhétorique ethnique et le style discipliné des mouvements d’extrême droite qu’on trouvait à cette époque un peu partout en Europe. Quant au rexisme, c’était une coalition improvisée et instable, qui englobait la jeunesse catholique, des anciens combattants, des agriculteurs en colère, et la petite bourgeoisie commerciale. Pour les élections, Degrelle a imposé une idéologie antiparlementaire, “à bas les pourris !”. Et il a emprunté pêle-mêle plusieurs attributs des mouvements d’extrême droite français des années 1930 : uniformes, meetings de masse, rhétorique autoritaire, antisémitisme culturel, discours sur le “pays réel” opposé au “pays légal”. »

Rex et le VNV étaient les expressions de cultures politiques très différentes, et même hostiles, relève encore Martin Conway. « Le rexisme était en 1936 surtout belgiciste, et il y a fort à parier que ses électeurs considéraient les nationalistes du VNV comme les héritiers de l’activisme proallemand de la Première Guerre mondiale. » Dans son hebdomadaire Strijd, le VNV charge sans relâche son concurrent électoral, présenté comme un mouvement démagogique et un repaire de fransquillons. Mais ici et là, on sent poindre une fascination pour ce Degrelle qui excelle à faire mousser la « scandalite ».

Le VNV a décidé de ne pas se présenter aux élections sous son propre sigle, mais sous le nom de Vlaams Nationaal Blok. À l’approche du scrutin, comme le note l’historien Bruno De Wever, « les buts antidémocratiques sont atténués et camouflés » dans les publications du parti.

Sa percée le 24 mai connaît des intensités variables selon les endroits. Deux lignes de force se dégagent, selon Bruno De Wever. Primo : le VNV est faible dans toutes les zones industrielles. Secundo : le parti est très fort dans les communes rurales du Limbourg et de Flandre-Occidentale. En dehors de ça, il est malaisé d’établir des conclusions générales. Faute de données probantes, les historiens se montrent prudents au moment d’analyser le profil et les motivations des personnes qui ont voté pour l’extrême droite en 1936. « Il semble que le VNV et Rex recrutaient peu dans les milieux ouvriers et populaires, avance Olivier Boehme. À l’instar de mouvements similaires dans d’autres pays, leur base de recrutement paraît avoir été assez large, allant de la classe moyenne jusqu’aux couches sociales supérieures. »

Pendant la campagne, le VNV fustige « le désordre capitaliste », « l’État-banquier » et « la haute finance ». Ce discours porte, à un moment où la crise fait rage et où la Flandre — encore largement agricole — entame sa transition socio-économique. « De nouveaux secteurs et métiers émergent, tandis que d’autres éprouvent des difficultés, résume Olivier Boehme. À cela s’ajoute la crainte des conflits sociaux, “les situations wallonnes” telles qu’on les appelait alors. On ne peut pas non plus exclure qu’une forme de ressentiment ait joué : le nombre de personnes scolarisées et d’universitaires commence à augmenter, mais avec la crise des années 30, cela ne se traduit pas toujours par les emplois escomptés. Cette frustration pouvait se traduire en une dénonciation de la “relégation flamande”. Parallèlement, une élite flamande émergente souhaitait remplacer l’élite francophone. »

Un regard prolongé sur la carte électorale nous apprend que le VNV obtient ses meilleurs résultats dans les zones proches du littoral et du Westhoek, autour d’Ostende, Furnes, Dixmude et Roulers. Il est même le premier parti dans le canton d’Ypres, avec plus de 40 %.

Il est également assez haut (15,6 %) dans l’arrondissement de Gand. « L’idéologie d’extrême droite du VNV, conservatrice-révolutionnaire, fut à l’origine beaucoup plus alimentée par les cercles ultramontains de Flandre-Occidentale et Orientale que par les milieux flamingants anversois », éclaire Olivier Boehme.

Le faible score réalisé à Anvers (à peine 5,2 %) peut en effet étonner. À rebours de la tendance visible dans le reste de la Flandre, le résultat est même inférieur à celui que le Frontpartij, un autre parti nationaliste, avait obtenu lors des élections précédentes, en 1932. « Anvers a toujours été politiquement spécifique, commente Olivier Boehme. Depuis le XIXe siècle, le Mouvement flamand traversait à Anvers toutes les tendances politiques : il y avait des flamingants libéraux, catholiques et socialistes. Le socialiste Camille Huysmans, bourgmestre depuis 1932, arborait une attitude plutôt proflamande. » Cette sensibilité flamande des dirigeants politiques locaux bride la force d’attraction du VNV dans la ville portuaire. Personnalité phare de la scène anversoise, le social-chrétien Frans Van Cauwelaert était connu pour son engagement flamingant. Pendant la campagne de 1936, il est la cible d’attaques continuelles du VNV. « Ces attaques sont peut-être revenues comme un boomerang vers le Vlaams Nationaal Blok, en poussant un certain nombre de voix proflamandes vers les personnalités flamingantes persécutées », analyse Bruno De Wever.

Un autre facteur entre en compte. « Après 1918, le nationalisme flamand fut porté par le Frontpartij, un assemblage de courants hétéroclites. Sa tonalité à Anvers était plutôt de gauche, avec son leader Herman Vos, qui refusera d’adhérer au VNV et rejoindra plus tard les socialistes. » Il est probable que les anciens électeurs anversois du Frontpartij ne se reconnaissaient pas dans le VNV et son programme aux relents fascisants, et se sont tournés vers d’autres partis.

Quand l’Ardenne était un bastion d’extrême droite

Pour sa première participation aux élections, le mouvement Rex obtient 15,8 % dans l’arrondissement de Bruxelles, et quelques succès notables en Flandre : 11,8 % dans l’arrondissement d’Audenarde ; 9,5 % dans celui de Bruges. En Wallonie, il demeure faible dans les régions de Charleroi, Mons, Soignies ou Tournai.

Si les rexistes prennent pied à Namur et à Liège, c’est surtout en Ardenne que leur percée prend des proportions spectaculaires. L’arc de cercle qui va de Dinant à Verviers dessine l’entrée dans une réalité politique à part. À l’est et au sud du sillon tracé par les vallées de la Meuse et de la Vesdre, Léon Degrelle et ses acolytes jouent à domicile.

Une lecture plus fine des résultats canton par canton est éloquente. Presque partout, Rex évolue à des niveaux nettement supérieurs à sa moyenne nationale. L’extrême droite dépasse les 30 % à Bastogne, Bouillon, Durbuy, Fauvillers, Houffalize, Vielsalm… En plusieurs lieux, le Parti catholique, qui semblait appelé à régner sur l’Ardenne pour les siècles des siècles, est sèchement battu par Rex. C’est notamment le cas à Saint-Hubert (38 %), à Gedinne (39 %) et à Neufchâteau (41 %). Les records sont atteints à Érezée (41 %), dans la vallée reculée de l’Aisne, et à La Roche (48 %), traversée par l’Ourthe.

Notes de bas de page

1. Référence au slogan historique du Vlaams Blok, eigen volk eerst, « notre peuple d’abord ».

Sources carto :

Open street map

Sources :

Xavier Mabille, Nouvelle histoire politique de la Belgique, Crisp, 2011.
Bruno De Wever, Greep naar de macht, Lannoo, 1994.
Pascal Delwit, Jean-Michel De Waele et Andrea Rea, L’extrême droite en France et en Belgique, Complexe, 1998.
Données électorales du SPF Intérieur et des Régions flamande, bruxelloise et wallonne.

 

 

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